Exposée à la rétrospective qui lui avait été dédiée au Centre Pompidou de décembre 2015 à avril 2016, Pour Mme de Staël : De l’Allemagne était l’installation avec laquelle le spectateur prenait congé de l’exposition. Elle emplissait la dernière salle du parcours et provoquait une rupture dans la manière d’appréhender l’œuvre de l’artiste puisqu’elle se déployait dans une horizontalité peu commune au regard de cette verticalité à laquelle Anselm Kiefer avait accoutumé le spectateur. Une œuvre spatialement étendue, intrigante, soulevant de nombreuses questions et que seul un laconique cartel accompagnait pour tenter d’amener le spectateur à voyager dans cette installation aux multiples ramifications.
Dans le catalogue de la rétrospective Anselm Kiefer au Centre Pompidou, une note à propos de la liste des œuvres exposées indique : « L’exposition présente des œuvres qui, à l’heure de la finalisation du présent catalogue, ne sont pas encore réalisées ». N’apparaissant pas au sein de ce catalogue, Pour Mme de Staël : De l’Allemagne appartenait par conséquence à cette catégorie. En effet, cette installation avait été conçue spécialement pour cette exposition et représentait comme un instantané, l’expression d’une contemporanéité dans le déroulé chronologique et thématique de la démarche créatrice de cet artiste.
L’œuvre fonctionnait alors comme une invitation au voyage, comme une rêverie vagabonde pour laquelle le spectateur ne possédait qu’une succincte explication pour guide. Pourtant, il se confrontait avec une œuvre qui lui demandait un effort d’imagination supplémentaire, de puiser au sein de sa propre culture pour donner un sens à ce qu’il avait sous les yeux ou, plus simplement, de tenter de saisir les diverses émotions que pouvaient provoquer en lui la vue ou la méditation de celle-ci. Une telle approche est souvent la plus enrichissante qui soit mais, parfois, elle peut aussi être rédhibitoire car, au moment de la rencontre avec une œuvre, un rien, – une mauvaise lumière, un public trop nombreux, s’être levé du mauvais pied, que sais-je –, peut empêcher à la sensibilité du regardeur d’être au rendez-vous si elle n’est pas alors excitée, aiguillonnée par un élément extérieur, autre que l’œuvre elle-même. Il faut bien faire avec les aléas de l’émotion esthétique. Là où des spectateurs passaient leur chemin, s’arrêtant brièvement et jetant un œil rapide et fatigué, heureux de découvrir la sortie et l’appel de la boutique bouclant l’exposition, je pris le temps – comme à mon habitude – de regarder, de sentir, de méditer l’œuvre et de revenir à plusieurs reprises la voir afin que les strates de mes impressions enrichissent ma vision et ma perception de celle-ci.
De nouveau, dans la continuité de ses travaux précédents, Anselm Kiefer convoquait l’histoire et la littérature au cœur de sa création tandis que des motifs déjà utilisés ressurgissaient et prenaient un sens nouveau ou en prolongeaient et en affinaient la portée. Imprégné de culture française et créant une œuvre en direction de ce même public, l’artiste fit le choix de mettre son installation sous le parrainage de Mme de Staël, l’ambassadrice du romantisme allemand en France, et offrait ainsi la clé de lecture à partir de laquelle l’œuvre devait se regarder et se comprendre. En effet, en dressant le portrait de la culture germanique et de son intelligentsia, la femme de lettres avait invité les lecteurs de De l’Allemagne à y puiser une inspiration guidée par l’émotion, à s’évader des règles trop étroites du classicisme, ce qui eut une influence non négligeable sur le romantisme français naissant. Plongeant jusqu’aux racines de ce mouvement, tant dans sa formulation historique que dans son acception désormais commune, l’installation du Centre Pompidou en interrogeait la prégnance et ses ramifications au sein de l’imaginaire allemand.
Avec Pour Mme de Staël : De l’Allemagne, comme je l’ai déjà évoqué, Anselm Kiefer déploya son installation dans l’horizontalité d’une étendue faite de sable fin qu’il peupla d’une multitude désordonnée de champignons et, au beau milieu de ces petits cippes, un lit d’hôpital au matelas et aux couvertures de plomb était abandonné. Encadrant de part et d’autre l’installation, les deux surfaces des murs opposés accueillaient, l’une, le mur du fond accolé au sable fin, une immense toile représentant une forêt et, l’autre, contiguë au parcours du spectateur, une vaste généalogie de noms s’arborisant à partir d’un immense champignon. Le mur faisant face à la sortie recevait, quant à lui, le titre de l’œuvre écrite à la main par l’artiste et le cartel la concernant.
L’introduction de la figure du champignon n’est pas nouvelle dans l’œuvre d’Anselm Kiefer, comme le montrent des photographies de son atelier de Walldürn-Hornbach datées de 1976 qu’il avait insérées dans son livre Martin Heidegger à la même date, cependant jusqu’ici elle n’avait jamais pris une telle ampleur. Effectivement, peints et collés sur des stèles de métal, les champignons apparaissaient comme le motif principal de l’installation du Centre Pompidou où ils semblaient avoir poussé sur un tapis de sable, produit de l’érosion et de l’inéluctable passage du temps. Organisme à part au sein du monde vivant, appartenant ni au règne végétal ni au règne animal mais à celui des fungi ou eumycètes, le champignon est de ces exceptions dont la nature a toujours le secret. Cette particularité, cet entre-deux pourrait-on dire, personnifierait alors la position à part qu’entretient un artiste ou un penseur avec la société. Également saprophyte, le champignon se nourrit de matière en décomposition. De fait, au sein de l’installation de l’artiste allemand, la croissance démesurée de certains d’entre eux est-elle liée ici à la nourriture qu’ils ont absorbée ? Sans réponse, la question mérite toutefois d’être posée.
Au-delà de ces interrogations, sur ce terreau siliceux se disséminent ici et là ces formes fongique se dressant comme des stèles dont l’individualisation formelle est aussi soulignée par le nom posé à sa base. Parmi ces tituli, il faut citer les noms de Johann Fichte, Karoline Schelling, les frères von Schlegel, Friedrich Hölderlin, Novalis, E. T. A. Hoffmann, les frères Grimm, etc. Les figures mineures et majeures du romantisme allemand sont convoquées et ensemencent l’espace d’une atmosphère nostalgique, si ce n’est sépulcrale, donnant l’impression d’être les composants d’un cimetière laissé à l’abandon. La figure du champignon est ici éminemment singulière puisque, à mon avis, elle peut être associée au Pharmakon des grecs, c’est-à-dire à ce qui désigne à la fois le poison et son antidote, le mal et le remède. Cette approche est d’autant plus pertinente du simple fait qu’il existe des champignons comestibles et d’autres toxiques. Pour ces derniers, l’absorption n’est pas automatiquement mortelle puisqu‘elle dépend de la toxicité mais également de la quantité ingurgitée. Lorsque la dose n’est pas mortelle, la toxicité du champignon provoque le plus souvent un empoisonnement accompagné d’hallucinations ou de visions, de prismes ou de catalyseurs d’images, selon les dispositions d’esprit de celui qui l’incorpore. Les substances psychotropes appartiennent à l’imaginaire romantique, autant qu’elles lui apportent et participent à la représentation que nous avons de celui-ci, mais cette approche, bien qu’elle soit acceptée par Anselm Kiefer lui-même, cantonne le champignon à une dimension anecdotique alors que, en l’associant au pharmakon grec, il lui procure une portée symbolique plus aigüe. Dans ce sens, la pensée des romantiques allemands possède la capacité d’affecter celui ou celle qui y est exposée, que cela soit d’une manière bénéfique ou préjudiciable pour l’individu ou le groupe qui l’assimile ou selon comment elle est assimilée. Une pensée peut inspirer, stimuler, influencer mais également être instrumentalisée. Ainsi selon son effet, une pensée, tout comme un champignon, peut être comestible mais également toxique. Dans le cas de l’installation Pour Mme de Staël : De l’Allemagne, l’une des matérialisations de l’effet toxique du mouvement romantique dans son caractère foisonnant sollicite et incorpore aussi le sens commun donné au terme romantique, c’est-à-dire une certaine sensibilité qui peut se retranscrire par un excès d’idéalisme ou de sentimentalisme. Référence pour les générations postérieures, le mouvement romantique véhicule une image où les uns n’en retiennent que l’aspect artistique et littéraire tandis que d’autres sa dimension politique. Cette image peut alors être l’expression d’un idéal porteur d’une réaction à un monde en crise, d’un mouvement qui propose de nouvelles formes de spiritualités et celle d’un dépassement du monde dans la possibilité de le réinventer. Or, au sein de l’installation d’Anselm Kiefer, au milieu des stèles, dans cette apparente absence d’ordre se dresse, enlisé dans le sable, un lit d’hôpital vétuste et attaqué par la rouille, au même titre que l’arme de guerre allemande posée en travers, un fusil mitrailleur MG 42, comme abandonnée à un sommeil qu’il faut espérer définitif. Une pancarte désigne à qui est dédié cet assemblage funèbre : Ulrike Meinhof, l’une des leaders de la bande à Baader. Dans ce cas, les matériaux utilisés participent pleinement à l’évocation des années dites de plomb. Rêve d’absolu, volonté de poétiser le monde, la démarche du romantisme allemand avait de quoi séduire une jeunesse étudiante du milieu des années soixante confrontée à une société allemande immobile et réactionnaire. L’appropriation du passé à des fins politiques a ses dangers, il permet alors toutes les justifications, tous les extrêmes.
Ce panthéon du romantisme allemand s’étend au pied de l’horizon fermé par une forêt dense et sombre, aux troncs noircis et charbonneux, qui s’impose comme un monumental camaïeu à partir duquel se déploie l’espace de l’installation. Représentation du wald traditionnel, berceau de la culture germanique, la forêt incarne le ciment historique et mythologique de la nation allemande auquel se greffe et contribue le mouvement romantique. Ainsi, face au mur sylvestre et à l’étendue sablonneuse, l’installation se prolonge dans une nouvelle verticalité, à travers une généalogie, s’élançant et prenant ses racines à partir d’un énorme champignon associé au nom de Johann Fichte. Le nom de ce philosophe apparait à deux reprises dans l’installation de Kiefer et en souligne l’importance. Tout comme Mme de Staël, Johann Fichte a été un adversaire féroce de Napoléon, qu’il désignait comme « der Mensch ohne Name » et qui, au cours des guerres napoléoniennes, développa une pensée idéaliste qui s’opposait à l’oppression hégémonique de l’Empire sans cesser d’être tendue vers une organisation nouvelle de la société. Dans ses Discours à la nation allemande, prononcés durant l’hiver 1807-1808, Fichte pensa la langue comme le fondement de l’unité nationale et élabora une conception politico-culturelle de la nation dans laquelle la culture était perçue comme un moyen d’unification et non comme une fin en soi puisqu’elle devait évoluer dans une visée universaliste. Ainsi la nation devait se régénérer constamment par la culture et l’éducation tout en prenant appui sur sa tradition qu’elle cultivera et qu’elle développera dans ses créations. Les récupérations idéologiques dont les Discours feront bien plus tard l’objet par le Deutscher Fichte-Bund et le Troisième Reich transformeront cet élan de résistance, si ce n’est révolutionnaire, trouvant sa force dans une conception nationale et universaliste en un pangermanisme agressif et exclusif. C’est cette interprétation erronée des Discours que soulignait Anselm Kiefer dans son installation. Ainsi, à partir de l’énorme champignon de Fichte et de la ramification de pancartes nominatives – reprenant des noms déjà utilisés pour caractériser les cippes fongiformes mais en ajoutant d’autres : Heinrich Heine, Ernst Jünger, Hölderlin, Otto Runge, etc. –, deux éléments attiraient le regard : un sous-marin de plomb et un cerveau en plastique. Le premier est associé au nom de Wilhelm II tandis que le second aux initiales M.H. et au nom de Todtnauberg.
En associant le nom de Wilhelm II à un sous-marin, Anselm Kiefer revenait sur l’attachement au décorum militaire que le kaiser affectionnait particulièrement mais également à sa weltpolitik que ce dernier appuya en développant la flotte, commerciale et de guerre, et dont il préconisa la construction et, justement, celle des premiers sous-marins de la Kaiserliche Marine. Cette politique offensive attisa la construction navale britannique et modifia le jeu des alliances en Europe, avec les terribles circonstances que celles-ci entrainèrent. En créant un lien direct entre le kaiser et Fichte, Anselm Kiefer indique que le bellicisme d’un Wilhelm II aurait des racines bien plus profondes et qu’il faudrait les chercher également du côté du romantisme qui en irriguerait insidieusement le discours et qui aurait particulièrement marqué le kaiser et une grande partie de l’opinion publique allemande de cette époque.
À l’opposé du sous-marin associé à Wilhelm II mais à la même hauteur, les initiales M.H. se réfèrent évidemment à Martin Heidegger représenté par un cerveau dont une partie est brûlée, comme attaquée par une monstrueuse tumeur. Cette manière de représenter le philosophe apparaissait déjà dans le livre Martin Heidegger réalisé dans l’atelier de Walldürn-Hornbach en 1976. Dans celui-ci, bien que la photographie du philosophe apparaisse sur la couverture, il est avant tout personnifié par un cerveau peint sur les photographies de l’atelier. Livre sans parole, il offre dans la sédimentation de l’épaisse poussière de l’atelier à voir une floraison fongique se déployant sous la coupe d’une pensée omniprésente, celle du philosophe. Le lien avec l’installation présentée au Centre Pompidou est évident et indique une longue gestation des thématiques se développant au cœur de celle-ci. Cette distance temporelle a permis à Anselm Kiefer d’enrichir son discours et de lier ici le philosophe allemand à Paul Celan. En effet, bien que Todtnauberg soit le lieu de résidence où Heidegger aimait se retirer pour réfléchir, il est également l’endroit où se fit en juillet 1967 la rencontre avec le poète roumain de langue allemande. Grand connaisseur de l’œuvre de Paul Celan, Anselm Kiefer fait le choix d’accoler au cerveau brûlé de Martin Heidegger le nom de son lieu de retraite afin de, sans l’ombre d’un doute, faire sens vers le poème du même nom. Todtnauberg n’est plus alors une simple précision géographique redoublant la présence du philosophe, bien que cette référence à la Forêt Noire fasse contrepoint à la représentation d’un massif sylvestre et mette ainsi en regard l’ancrage de la culture et de la pensée allemande dans un même espace mythologique et symbolique, mais au poème écrit à la suite de la rencontre de juillet 1967. Paul Celan connaissait l’œuvre du philosophe et ne cessa, tout au long de son existence, de la lire, de s’intéresser à sa poétique et ses réflexions sur le langage. Néanmoins, le silence de Heidegger sur la Shoa et son passé politique dérangeaient le poète. Dans cette rencontre avec le philosophe, Celan eut peut-être l’espoir d’un mot de Heidegger mais il ne pouvait pas trouver de réponse. Dans Todnauberg, la rencontre avec l’autre s’articule au sein de la nature, au creux d’une chaumière qui est aussi livre, recueil consignant des noms antérieurs mais aussi celui du poète et son espoir « d’un mot – d’un pensant, » avant de reprendre les chemins forestiers à travers une nature qui dit bien plus que le dialogue avec l’autre qui se poursuit à l’horizon de la vérité dans l’effacement de la réponse attendue. Le silence sera définitif mais il porte en lui, par le poids du non-dit, la reconnaissance de cette absence. Par l’association du mot Todnauberg au cerveau tuméfié du penseur, Anselm Kiefer fait sens vers ce silence, vers cette suspension éloquente de sens.
Installation complexe, Pour Mme de Staël : De l’Allemagne offrait ainsi dans le déroulement de la rétrospective du Centre Pompidou une sorte de mise au point d’Anselm Kiefer sur les questions qu’il se pose depuis de longues années au sujet de la culture allemande et de son rapport avec l’histoire. Cependant, loin de fixer une interprétation définitive de l’œuvre d’Anselm Kiefer, la polysémie de celle-ci intensifie et relance les propositions et les possibilités du dialogue dans un dédale d’associations qui s’active dans son travail mais également au cœur du déchiffrement auquel se livre le spectateur. Si Anselm Kiefer a fait le choix d’utiliser Mme de Staël comme médiatrice culturelle tout en continuant d’interroger le rôle qu’a pu avoir le romantisme allemand au sein de sa culture, il oriente cette réflexion à devenir également celle du spectateur sur son propre passé, celui du romantisme français, et, dans le même temps, à réfléchir au sujet de l’exaltation de tout idéalisme qui hante l’histoire d’une nation et qui se trouve décontextualisé, récupéré et instrumentalisé par un groupe politique, une réflexion qui est plus que jamais d’actualité.
CHRISTOPHE LONGBOIS-CANIL