Pour beaucoup, Georges Desvallières est un parfait inconnu. À qui la faute ? Tout simplement à notre manière d’appréhender le plus souvent l’histoire de l’art à partir de ses seuls grands noms. George Desvallières a été actif durant une période où ces derniers s’appelaient Monet, Cézanne, Gauguin, Matisse, Picasso. Face à une peinture dite d’avant-garde, celle de George Desvallières ne pouvait que passer pour classique, si ce n’est académique, c’est-à-dire sans importance dans une logique moderniste[1] de l’histoire de l’art. En effet, à première vue, le peintre respecte les proportions, l’anatomie. Il ne déconstruit pas non plus la figure humaine. De même, ses sujets appartiennent à la tradition picturale, d’autant plus qu’il consacrera une partie de son œuvre à la peinture religieuse. Rien de comparable avec un tableau fauve, cubiste ou futuriste donc. Ainsi dans l’histoire de la peinture du début du XXe siècle, George Desvallières passerait pour un peintre appartenant encore au passé et ce malgré sa contribution à la création du Salon d’Automne. Mais au-delà de la (re)découverte d’un artiste laissé pour compte depuis de trop nombreuses années, l’exposition du Petit Palais permet d’admirer la virtuosité d’une main, d’un métier. Et quel métier !
Le spectateur est accueilli par l’œuvre intitulée La Grèce (Childe Harold). Cette figure imposante (dans l’esprit d’un Aristide Maillol) nous propose un vaste échantillon des qualités picturales de George Desvallières, bien loin d’une pratique académique de la peinture. On y remarque l’onctuosité d’une pâte qui joue tour à tour sur sa matité et sa brillance ; ici, une touche s’impose frais sur frais tandis que là elle s’étale frais sur sec ; le bleu de cobalt nous donne ses multiples nuances tout en éclairant ici et là un rose, un orange dans le jeu des complémentaires qui n’ont pas de secret pour le peintre ; frottis, coulures, transparences, empâtements, scruter attentivement cette toile est une vrai plaisir pour celui qui sait saisir les procédures effectives de la création picturale.
Détails du tableau La Grèce (Childe Harold). Photos : Christophe Longbois-Canil.
De la technique léchée apprise à côté de Jules-Élie Delaunay aux surgissements de la couleur dus à la fréquentation et aux conseils de Gustave Moreau, la peinture de George Desvallières ne cesse de s’interroger sur ses propres moyens et d’imposer une irréfutable virtuosité. Il suffit de se tourner vers ces pastels, qu’ils soient de l’ordre du portrait ou de la vaste composition symboliste, pour se retrouver de nouveau face à la fulgurance du faire de cet artiste. Le dessin au fusain esquisse la composition avant de surligner les figures tandis que les couches de pastels s’étalent d’une manière distincte pour se fondre le plus souvent dans un camaïeu sombre que viennent éclairer quelques accents de couleurs. George Desvallières ne cache ni l’empreinte de son métier ni ses repentirs car ils participent à la composition générale en devenant des potentialités expressives de l’œuvre elle-même. Cette recherche de l’expressivité est surtout sensible à travers le travail que l’artiste opère sur le corps humain : les disproportions d’une figure amplifiant alors le sujet et, parfois, cette expressivité peut se rapprocher d’un Egon Schiele, comme dans le fragment de la décoration de l’hôtel Rouché Frayeur devant les bêtes sauvages.
Détail du tableau Frayeur devant les bêtes sauvages. Photo : Christophe LOngbois-Canil.
Le tableau En soirée. Portrait de Mme P.B (Mme Pascal Blanchard) est un autre exemple de la technique magistrale de ce peintre au service de son sujet. Sur une fond terre d’ombre, il utilise un camaïeu de blanc nuancé d’ocre et de terre de sienne avec ici et là une touche de jaune de cadmium et de laque de garance. L’effet est saisissant. De près, il ne s’agit que d’une multitude de touches brossées avec énergie, de touches tour à tour constructives ou suggestives, où la couleur joue sur ses transparences mais aussi sur sa matérialité grumeleuse. De loin, ce qui était de l’ordre d’une fulgurante esquisse se donne désormais comme un tableau abouti présentant une femme du monde dans son intérieur bourgeois. Cette impression naturaliste fait mentir l’habitude de voir dans ce type de tableau un faire bien lisse. Mais faut-il parler de George Desvallières comme d’un peintre académique ?
Détails du tableau Portrait de Mme P.B (Mme Pascal Blanchard). Photos :Christophe Longbois-Canil.
Il serait possible de multiplier les exemples, à l’image de cet arbre de Jessé dans lequel la figure humaine est à la fois une concrétion minérale et végétale mais aussi le surgissement de la matière picturale, et scruter l’ensemble des tableaux exposés serait une gageure. Dans cette exposition où rien n’empêche un aller-retour entre matière et sens, ni de se référer à la narration de l’image avant de se confronter à la « chose peinte », à la matérialité du tableau ni à sentir les potentialités expressives de la matière picturale, il n’est peut-être pas inutile de réviser notre critère d’évaluation d’une œuvre non plus essentiellement à partir de son sujet mais en prenant également en compte la technique qui la fait naitre. Une leçon à découvrir.
Christophe Longbois-Canil.
[1] J’utilise cette notion dans le sens développé par Clement Greenberg, c’est-à-dire l’art comme processus autocritique de son propre cheminement, qu’il soit théorique ou pratique.