Là-haut, tout là-haut, sur les hauteurs de Ménilmontant, au bout de la rue Piat – là où s’ouvre désormais le parc de Belleville – se trouvait une petite résidence privée en forme de L. Aujourd’hui, entre le 43 et le 47, un portail en ferronnerie en garde encore la trace, si ce n’est le vestige d’un nom qui ne signifie plus rien à celui qui le lit : « Villa Ottoz ». Le lieu n’existe plus, il est maintenant à peine un souvenir, juste un espace fictionnel propre à un vagabondage nostalgique et définitivement suranné.
À une époque désormais lointaine, la fin du XIXe siècle, la rue Piat ressemblait à s’y méprendre à un de ces chemins de banlieue grimpant à flanc de coteau, bordés de barrières et, pour celui qui se donnait la peine d’en gravir la pente, offrait le luxe d’oublier peu à peu le tumulte de la grande ville en contre-bas. Elle permettait d’accéder à ce qui ressemblait encore, par certains de ses aspects, à un village rural composé d’une multitude de maisons individuelles basses – simples baraques parfois, constructions médiocres le plus souvent – avec ses courettes ou ses jardinets auxquels se greffaient des ateliers d’artisans, de petits immeubles et des lotissements d’ouvriers. Sous les treilles et entre les vignes grimpantes, les lilas et les rosiers n’étaient pas absents, comme ne l’étaient pas plus les cabarets où le vin de Belleville entretenait la convivialité des travailleurs et leur permettait de noyer pour un court moment les soucis du quotidien, car la misère et l’indigence, comme à leur habitude, n’étaient jamais bien loin : errant dans les ruelles étroites, léchant les murs fatigués et flairant sous les portes éhanchées ou luxées, elles cherchaient la moindre occasion, aussi infime soit-elle, pour s’immiscer à l’intérieur des logis et mordre à sang sans crier gare. Le risque était grand qu’elles puissent inoculer la rage à ces éternels résignés, à ces forçats du quotidien, et qu’elles les fassent sombrer encore plus bas, vers la fange des criminels, qu’elles les poussent à devenir l’un de ces apaches horrifiant le bourgeois ou même pire, anarchistes ! Mais cela est une autre histoire…
Terre d’accueil des laborieux et de nombreuses familles modestes, le haut de la butte semblait être pour le Monsieur de la ville un lieu populaire bien pittoresque, si ce n’est canaille. Il n’était donc pas rare de croiser l’un de ces drôles dont la couleur de l’habit détonnait sur le bleu de rigueur dans ces parages. Mais le dimanche après-midi, c’était une autre faune qui gravissait la rue Piat. Ce singulier visiteur dominical laissait la rue pentue à la hauteur de l’usine de caoutchoucs Bapst et Hamet pour franchir le portail d’entrée menant à cette cité résidentielle, en grande partie pavillonnaire, nommée « Villa Ottoz ». Il lui restait à remonter la petite allée jusqu’à la pierre dressée du rond-point et de continuer à sa gauche sur sa dernière partie, finissant en impasse, pour s’arrêter au numéro 3.
Là, derrière une petite grille rustique aux boiseries vieillies par les intempéries, s’étendait un grand jardin en élévation menant à une volée de six marches et à la maison proprement dite. Datant du premier quart du XIXe siècle, elle était bâtie sur trois niveaux mais petite, comme il se doit pour les constructions de cette période : un sous-sol ; un rez-de-chaussée avec vestibule, la salle à manger à gauche en entrant, suivie du salon rouge faisant également office de cabinet de travail, d’une cuisine, d’un cabinet d’aisances et d’une chambre à coucher sur la droite ; au premier étage, trois chambres et un cabinet de toilette et, au second et dernier étage, les combles aménagés en une petite pièce s’ouvraient sur un balcon-terrasse, surnommé « le belvédère » par les habitués du lieu, offrant une magnifique vue sur la Capitale. Lorsqu’un visiteur se présentait à la grille de ce petit pavillon, il n’était pas rare que Piston, le chien du propriétaire, en annonçât la venue et, dans le cas contraire, il lui suffisait de pousser la petite grille et de traverser le jardin pour se présenter sur le perron. Il était alors accueilli par la fille ou le père du maître des lieux, parfois par ce dernier : l’homme était de taille moyenne, un peu tassé par l’âge, vêtu avec une certaine élégance modeste que son maintien et ses manières venaient confirmer. Hors de chez lui, il était reconnaissable à son éternelle redingote et à son feutre couleur gris fer ou noir qu’il ôtait pour saluer les figures de connaissance qu’il croisait sur le chemin de ses diverses pérégrinations parisiennes. En sa demeure, lorsqu’il tombait la veste, le gilet dans la poche duquel il glissait un lorgnon ne cachait pas son embonpoint et révélait son amour pour les plaisirs de la bonne table. L’œil bleu clair, espiègle et vif, la moustache à la gauloise, broussailleuse et courte, la chevelure longue et blanche coiffée en arrière ou à la diable, la poignée de main franche et amicale – autant d’éléments qui donnaient à la physionomie de celui que l’on nommait Jean Dolent une touchante bonhommie. Peu de visiteurs connaissaient son vrai nom, Charles-Antoine Fournier, et encore moins son emploi de responsable des contentieux pour une maison de change, car il était pour tous un amoureux d’art, un écrivain à la phrase ciselée et le président de la célèbre Société des Têtes de bois.
Une fois le seuil de la maison franchi, le vestibule donnait le ton : les murs d’un rouge assourdi étaient tapissés d’innombrables tableaux, pochades, ébauches et esquisses. Chaque pièce contenait son lot d’œuvres d’art que Dolent avait réussi à accumuler au fil des ans et ce malgré ses revenus modestes et grâce à la générosité de ses amis artistes. On pouvait y admirer Delacroix, Decamps, Eugène Isabey, Théodore Rousseau, Diaz de la Peňa, Corot, Troyon, Millet, Courbet, Monticelli, mais également Fantin-Latour, Théodule Ribot, Antoine Vollon, Mettling, Bracquemond, Rodin, Redon, Gauguin et Eugène Carrière. De ce dernier, Dolent ne possédait pas moins de vingt-sept tableaux, une trentaine de dessins et une dizaine de lithographies, mais deux tableaux revêtaient une valeur particulière à ses yeux. Le premier, réalisé en 1887 et accroché dans la salle à manger au-dessus de la cheminée, était un portrait de lui et de sa fille, et le fidèle Piston avait même réussi à trouver une place à leurs pieds. Ce tableau symbolisait autant l’amitié qui unissait le maître des lieux à cet artiste de l’évanescence que l’amour qu’il portait à sa fille unique. Le second, accroché dans le salon rouge où Dolent recevait ses invités, était le Portrait de Paul Verlaine datant de 1890. Pour beaucoup, il était le joyau de la collection. Et c’était à travers un épais nuage de fumée de cigarettes et sous le regard de ce pauvre Lilian que les réunions dominicales se tenaient en cette dernière décade du siècle.
Les visiteurs étaient nombreux ; il y avait les habitués et ceux de passage mais le salon de la villa Ottoz était l’un des lieux où il fallait être ou se montrer, pour celle ou celui qui se disait ou se voulait introduit dans les milieux artistiques et littéraires de la capitale. Il était possible d’y croiser Puvis de Chavannes, Carrière, Bracquemond, Roger Marx, Charles Morice, Odilon Redon, Gustave Geffroy, Fantin-Latour, Gauguin et Schuffenecker, Louis Anquetin, Rodin, Alfred Vallette et sa femme Rachilde, Albert Aurier, Julien Leclercq, Louis Dumur, André Fontainas, Henri de Groux, Armand Seguin, Gustave Kahn, Félix Fénéon, Camille Mauclair, Alphonse Germain, Théodule Ribot, Jean de Gourmont, Félix Regamey, Jules de Marthold et bien d’autres encore. Mais, comme de coutume, vers les cinq heures, après une après-midi de discussions, de partage et de plaisanteries, le temps venait de disperser cette amicale assemblée, de lui faire prendre le chemin menant vers le bas de la butte et de s’arrêter en compagnie de ce subtil et prévenant hôte d’un jour prendre un dernier bock dans un café, avant de se séparer entre le café des Artistes et le théâtre de Belleville.
Cependant, au même titre que les Mardis de la rue de Rome, rien n’a été rapporté de ce qui a pu se dire dans le petit salon rouge de Belleville. Seuls restaient l’enthousiasme et la nostalgie de ceux qui avait connu ces moments privilégiés.
Pour nous, il ne reste que le bruissement de quelques vieilles pages pour préserver une parcelle de ce que fut la vie littéraire et artistique fin de siècle… et un peu d’imagination.
Christophe LONGBOIS-CANIL